« Je suis désolée. » Elle mentait. Elle mentait comme elle l'avait fait pendant toutes ces années. Elle était fausse, un véritable mensonge humain, avec une bouche, des cheveux, des mains. Un si joli mensonge, qu'il avait serré dans ses bras pendant quinze ans, à qui il avait donné un enfant. Ambrosia. Il ne pensait à elle que maintenant. Ambrosia, qui dormait à quelques pièces de là, avec ses longs cheveux bruns et ses yeux de biche. Son visage se crispa encore plus, ce n'était plus seulement à propos de lui, il pensait à leur fille à présent.
« Et Ambre alors ? Tu en fais quoi d'Ambre ? » Elle sembla incertaine. Ses yeux si bleus n'avaient pourtant pas honte de soutenir les siens, et il lui en voulut encore plus de ne pas avoir au moins un peu honte. Elle lécha rapidement ses lèvres gercées par l'air froid de ce mois de janvier. Il détourna le regard. Elle faisait toujours ça quand elle s'apprêtait à dire quelque chose de blessant.
« Je ne sais pas si...Enfin, tu comprends, ce n'est pas faute de l'aimer. Mais comme je te le disais, c'est d'une nouvelle vie dont j'ai besoin, et... » Sa voix se perdit dans l'air comme une bouffée de fumée toxique. Il la regarda comme si il ne l'avait jamais vue de toute sa vie. Cette femme n'était pas la sienne. Il voulait la haïr mais ce n'était pas si facile. Comment la haïr alors qu'il l'aimait si fort ?
« Je te fais confiance. Ambrosia a toujours été plus proche de toi que de moi, de toutes façons. » Il la haïssait, il n'y avait plus de doute. Ce n'était pas forcément incompatible avec l'amour qu'il avait, et aurait toujours, probablement, pour elle. Mais désormais et à partir de ce moment précis, ce n'était plus sa personne qu'il aimait, mais les souvenirs qu'il avait avec elle. Car elle le quittait. Elle partait, sans le moindre remord. C'était si soudain, si inattendu. Tout allait bien et puis, voilà. Elle était debout sur le pas de la porte avec sa valise, enveloppée dans son grand manteau couleur cognac. Elle avait mis son rouge à lèvres rouge, celui qu'elle mettait quand il l'emmenait danser. Il fut tenté un instant de la frapper, juste pour qu'elle souffre comme il se sentait déjà souffrir. Sa femme abaissa les yeux. Puis elle se tourna vers le couloir.
« Je vais lui dire au revoir, au moins. » Il sentit toute sa rage remonter d'un coup, comme de la vapeur brûlante collée à sa peau.
« Elle dort. » La femme inclina la tête sur le côté.
« Je vais juste lui embrasser le front. » Il la brûla d'un regard plus noir que noir, la mettant presque au défi de faire un pas de plus.
« Non. Laisse la. » Sa propre voix le surprenait. Et puis soudain, il sentit sa peau craquer comme sous un vernis étouffant. Il passa ses mains sur son visage dans un long soupir.
« C'est drôle mais je ne veux même pas me battre pour que tu restes. » Sa voix était celle d'un enfant à présent, semblable à celle d'Ambrosia lorsqu'elle s'égratignait le genou au parc et revenait avec des larmes dans les yeux. Ambrosia, à qui il devrait expliquer le lendemain matin qu'elle n'avait plus de maman.
« Je te défends de faire un pas de plus. Essaye, je te jure, je te laisserai pas faire. Ambrosia n'est plus ta fille. C'est ce que tu voulais, non ? » Ses yeux étaient fous. Il se sentait désorienté, plus rien n'était à sa place. La femme renifla. Peut-être qu'elle avait chopé un rhume. Ou alors, elle commençait à avoir des remords. Mais elle se retourna. Elle saisit la poignée de cuir de sa valise, et, dans un clic de métal, ouvrit la porte. Il y eut un moment de suspens. Le temps ralentit lorsqu'elle enjamba le pas de la porte et sortit dans la rue enneigée. La porte se referma. Elle ne s'était pas retournée. Il était seul. Il serait seul pour toutes les années à venir, enveloppé dans les souvenirs de sa femme comme on s'enveloppe dans une couverture dans un soir d'hiver, pour récupérer un semblant de chaleur. Allongée sur le lit. Chantonnant dans la cuisine. Lisant un livre avec ces lunettes qu'elle ne mettait que le soir car selon elle elle avait l'air stupide en les portant. Lui, il l'avait toujours trouvée mignonne avec ces lunettes. Mais ces souvenirs heureux étaient vite suivis de tous ces petits détails encore si frais dans sa mémoire, ces premiers signes que tout n'allait pas si bien finalement. Un regard blasé, une parole blessante, un soupir las. Il n'avait pas su interpréter ces signes à temps. Maintenant, il était seul. Ambrosia grandirait avec lui. Une petite fille ressemblant plus à une petite bête sauvage qu'à une petite fille, portant ses robes de sorcier avec de gros pulls et des godillots, à mille lieux des imprimés rose bonbon qu'on verrait sur les autres petites filles. Une petite fille avec une voix un peu grave et des yeux brillant d'intelligence. Alors, seul, il ne l'était pas tout à fait.
***
« Tiens, une Weverell...Je me souviens de ta mère...Une pure bleue et bronze. » Ambrosia ne pensait jamais à sa mère. Ou en tout cas, très rarement. Non pas que son père refuse de lui en parler. Mais puisque cette femme était partie, qu'elle ne la connaissait pas du tout, elle se fichait pas mal de qui elle avait été et de qui elle était aujourd'hui. Elle leva les yeux vers le haut, et observa le cuir râpé du Choixpeau, qui continuait de faire la causette sur son crâne. Tout ce qu'elle voulait, c'était qu'il voie à travers son âme, bla, bla, et choisisse sa maison. Ça n'avait pas tant d'importance que ça. Pourtant elle sentit ses rotules trembler.
« Et ton père...Ah, un vrai fils de Godric, n'est-ce pas ? Je n'ai pas eu de problème, pour aucun de tes parents. » Le Choixpeau marqua une pause.
« Toi, c'est moins évident. Voyons. Serdaigle te conviendrait. Comme ta mère. Tu as son intelligence calme. » La réponse d'Ambrosia fusa aussitôt, incontrôlée mais au moins dans un chuchotement assez bas pour n'être entendu que par le Choixpeau:
« Non. Non, pas Serdaigle. » Elle ne savait pas trop pourquoi. Peut-être qu'elle ne voulait strictement rien à voir avec cette mère dont on lui avait parfois parlé. Ou alors elle sentait au fond d'elle qu'elle ne serait pas bien à Serdaigle. Le Choixpeau émit un petit ricanement.
« Ah. Pourquoi pas Serpentard ? Tu y serais fort bien, je pense. Tu as les capacités qu'il faut. » Elle ferma les yeux, le cœur battant si fort qu'elle avait peur de se briser une côte.
« Par pitié, tout sauf Serpentard. » Le Choixpeau émit un nouveau rire. La Weverell était loin de trouver ça drôle.
« Allons, ma petite, je te fais marcher. Tu n'auras ta place qu'à GRYFFONDOR ! » Elle rouvrit les yeux et se leva. La table des Rouge et Or était parcourue d'applaudissement, de sifflements, de cris. On l'accueillit de grandes claques dans le dos et elle s'assit à côté de Cassandre - une première année comme elle rencontrée dans le Poudlard Express; un petit sourire timide collé sur les lèvres. Ambrosia Weverell, Gryffondor.
***
Elle ferma les yeux. Tout ce qui se trouvait en dehors du terrain passa au second plan. Elle échangea un regard avec l'un de ses coéquipiers. Un de ces regards encourageants, et qui se veulent confiants mais qui ne faisait qu'angoisser un peu plus la Gryffondor. Elle sentit la pression monter en elle. Mais à côté de cette pression, il y avait un autre sentiment. De l'adrénaline, qui propageait déjà dans ses veines comme un courant électrique. Et ça, rien d'autre que le Quidditch ne pouvait le lui faire ressentir. Elle se sentit sourire. Elle jeta un regard furtif aux gradins, du côté des Gryffondors qui arboraient de grosses écharpes et des bonnets aux couleurs de leur maison. C'est vrai qu'il faisait un froid mordant. Ambrosia n'était pas frileuse. Elle croisa le regard d'Edern Londubat, entouré d'autres 7ème année et lui fit un petit signe de la main qu'elle regretta aussitôt et détourna le regard. Elle secoua la tête. Ce n'était pas le moment de penser à Londubat ou de se conduire comme une
fille. Tout ce qui comptait, c'était le match.
« Hé, Weverell, t'es prête ? » Elle hocha la tête sans chercher à savoir lequel de ses coéquipiers lui avait posé la question. Elle plissa les yeux, faisant face à l'équipe adverse. Serdaigle. Elle entendit vaguement le commentateur faire la liste de tous les joueurs sur le terrain.
« ...Ambrosia Weverell, poursuiveuse... » Un tonnerre d'applaudissements venant des Rouge et Or. Elle n'en connaissait pas la moitié, mais il fallait admettre que c'était agréable. Elle resserra la prise de ses doigts sur le balai. Elle croisa le regard de son capitaine.
« Allez les Lions, on sort les griffes. » C'était le meilleur sentiment au monde. Elle s'élança dans les airs.
***
Elle avait prévu de rentrer avant la nuit, mais ses pas l'avaient portée trop loin. Elle foulait un trottoir inconnu, se maudissant de sa propre imprudence. C'était l'été de ses seize ans. Il faisait bon. La pleine lune trônait au milieu du ciel, baignant la nuit d'un halo blanchâtre. Elle chercha un panneau, une inscription, n'importe quoi qui lui indiquerait où diable elle se trouvait. Comment avait-elle pu se perdre ? Elle connaissait pourtant cette petite ville comme sa poche. Elle bordait la forêt à présent, mais impossible de savoir si c'était la tranche nord, sud, est ou ouest. Elle n'avait jamais eu un bon sens de l'orientation. Elle poussa un grognement de rage au milieu de la rue déserte. Puis le silence retomba. Pour une seconde seulement. Ensuite, un hurlement déchira le monde autour d'elle. Elle fit volte face aussitôt. On aurait dit...on aurait dit un
loup. Elle choisit une direction au hasard et pressa le pas. Les arbres défilaient à sa gauche, mince limite la séparant de la forêt. Quelque chose n'allait pas, elle le sentait. Une goutte glacée dégoulina le long de sa colonne et elle frissonna, resserrant son gilet de laine autour de ses épaules couleur de lait. Une angoisse profonde s'empara d'elle, aussitôt confirmée par un second hurlement inhumain. On aurait dit une plainte mêlée à un cri de rage. Elle se mit à courir sous la pleine lune, le souffle court. Elle toucha le bois de sa baguette à travers sa poche et pensa
« cours, cours, cours. » Un craquement venu de la forêt lui arracha une nouvelle sueur froide.
« C'est peut-être un lapin. » Mais au fond elle savait, elle savait déjà que ce qui l'épiait d'entre les arbres n'était ni un lapin, ni un écureuil, ni même un oiseau. C'était autre chose, quelque chose qu'elle ne voulait pas imaginer. Pour la première fois depuis si longtemps, elle avait réellement peur. Et elle courrait. Elle courrait aussi vite que lui permettaient ses jambes, et bientôt elle put distinguer un autre son à côté de ses propres pas sur la terre humide. Quelque chose courrait à quelques mètres de là, dans la Forêt. Une bête. Elle voulut crier mais sa gorge était serrée dans un étau de fer. Elle sortit sa baguette de sa poche, et à ce moment précis, la bête sortit de l'ombre.
« Monstre. » Le mot lui avait échappé dans un râle incrédule, et lui avait brûlé les lèvres comme un charbon ardent. Elle resta immobile face à la bête. C'était un espèce de loup debout sur deux pattes, rose et sans véritable fourrure, avec une bouche pleine de canines et deux yeux brillants sans la moindre once d'humanité. Elle croisa son regard vitreux, et se sentit vidée d'un coup, comme si elle avait sauté d'une falaise et se retrouvait en chute libre. Sa baguette glissa de ses doigts engourdis et roula sur la terre. Elle ne trembla pas, ne cria pas. Elle sentait une odeur de mort, un goût métallique flottait dans sa bouche, et une certaine résignation l'enveloppa comme une vapeur apaisante. Cette bête voulait son sang. Elle voulait la tuer, la vider, l'éventrer, lui bouffer la jugulaire avec les dents. Cela se voyait dans ses yeux. Elle fit un pas en arrière. Ce fut le déclic. La bête se jeta sur elle. Un coup de griffe lacéra la hanche de la jeune fille qui tomba dans la terre. Elle chercha fébrilement sa baguette, fouillant la terre sombre de ses ongles. Il fallait qu'elle la trouve, qu'elle se défende, qu'elle – elle sentit quelque chose lui agripper la cheville et fut tirée en arrière, crachant de la terre et se débattant de la prise des doigts osseux du loup. Il y eut un moment de suspens puis une douleur atroce naquit dans son épaule. Ses doigts s'immobilisèrent dans la terre noire. Elle entendit la bête s'enfuir dans un long hurlement et un calme étrange et angoissant s'installa alors qu'elle réalisa sa propre solitude. Elle osa jeter un coup d'oeil à son gilet déchiqueté à l'épaule. Une immense morsure noire sur sa peau en lambeaux. Elle poussa un gémissement incrédule, redevenue une enfant, seule, incapable de comprendre ce qu'il venait de se passer. Elle retomba sur la terre, les yeux vitreux grand ouverts. Au dessus d'elle, la lune était presque maternelle. Se passa-t-il des heures, des jours, lorsqu'elle se sentit soulevée du sol, arrachée à la terre ? Elle ouvrit les yeux sur le visage mal rasé de son père et les referma aussitôt. Son épaule était en feu et déjà elle sentait la douleur de la transition monstrueuse qui s'opérait en elle. Elle ne serait plus jamais la même.
Monstre. C'était le seul mot qu'elle réussissait à former dans son esprit engourdi. Elle était souillée, le feu dans ses veines en témoignait.